Avec trois Premiers ministres renversés en moins d’un an, la France connaît une période de turbulence politique totalement inédite sous la Ve République.
L’image d’un Premier ministre exténué, traits tirés, contraint de présenter sa démission un lundi matin, moins de vingt-quatre heures après avoir présenté son gouvernement, restera comme marquante, totalement inédite dans l’histoire récente. En jetant l’éponge ce 6 octobre, Sébastien Lecornu a plongé le pays dans l’inconnu. Sans Premier ministre, sans gouvernement et sans budget, la France tâtonne sans savoir vers quoi elle va.
Crise politique ? À coup sûr. Crise de régime ? Moins évident. « La fluidité des institutions de la Ve République peut nous permettre d’affronter cette crise », juge l’historien Jean Garrigues, auteur du livre Les Avocats de la République (Odile Jacob). Auprès du HuffPost, il estime que parler de crise de régime reviendrait à considérer « qu’un autre régime serait préférable », or « s’il y a bien un blocage du système politique français, il ne doit pas forcément conduire à tout changer ».
Tous les observateurs ne s’accordent pas sur ce point. « Nous sommes en crise politique depuis un moment, mais là, ça commence à ressembler furieusement à une crise de régime, estime au contraire le chercheur en sciences politiques Arnaud Mercier, auprès d’Ici. Tout ce qui faisait la stabilité des institutions de la Ve République est désormais déréglé ».
Le cœur du système en question ?
De fait, la crise de régime correspond à une remise en cause des institutions, incapables de répondre à un fonctionnement normal du jeu politique. « C’est un moment de déstabilisation des fondamentaux qui constituent un système politique. On est dans une crise de régime quand se pose la question de savoir si l’on va changer ce qui fait le cœur d’un système politique, c’est-à-dire les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif », nous expliquait le politologue Olivier Rouquan il y a deux ans, alors que la France était secouée par des manifestations d’ampleur contre la réforme des retraites.
Trois Premiers ministres qui ont chuté en un an, voilà qui donne du grain à moudre à ceux pour qui la France est entrée dans une impasse. « Il y a une crise de régime, tranche sans ambages le leader de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est le passage à une VIe République ». Selon lui, « la Ve République a atteint sa limite parce qu’elle confie un pouvoir excessif à une personne qui peut gouverner pendant si longtemps sans aucune majorité ».
« L’une des raisons de cette crise politique est le mauvais usage de la fonction présidentielle, acquiesce l’historien Jean Garrigues auprès du HuffPost. La crise s’est aggravée à la suite de la dissolution. Une grande partie des erreurs qui ont été commises depuis sont imputables à Emmanuel Macron. Sans doute faudrait-il réfléchir à réduire son pouvoir, par exemple en lui retirant le droit de dissoudre l’Assemblée ».
« Démissionner n’aurait rien d’incongru »
Puisque le chef de l’État est devenu un point de blocage, comme beaucoup le reconnaissent aujourd’hui, la question de sa démission doit-elle se poser ? « Oui. Ce serait dans l’esprit de la Ve République », exprime Jean Garrigues, qui verrait dans son départ de l’Élysée « une forme de cohérence institutionnelle ». « Démissionner pour acter un rejet des Français n’a rien d’incongru. Avant lui, Charles de Gaulle a pris en compte le désaveu que lui avaient infligé les électeurs par le biais du référendum sur le Sénat en démissionnant », ajoute-t-il.
Tout en invitant à « relativiser » la gravité de la crise que nous traversons, la France ayant « des institutions qui fonctionnent » et « un Président en place régulièrement élu », Jean Garrigues rappelle que la situation est bien pire pour Emmanuel Macron aujourd’hui qu’elle ne l’était pour Charles de Gaulle. « Quand il dissout l’Assemblée en 1968, c’est un raz-de-marée en sa faveur. Si Macron dissout, il y a fort à parier qu’il n’y ait pas de raz-de-marée Renaissance. Le départ de De Gaulle a été vécu par beaucoup comme un deuil national, c’était presque un accident ». Dans le dernier baromètre YouGov pour le HuffPost, Emmanuel Macron affiche une cote de popularité au plus bas, à 16 %.
Si la démission éventuelle du Président n’a rien d’une crise de régime selon Jean Garrigues, celle-ci pourrait advenir s’il décidait en revanche de dissoudre l’Assemblée nationale et qu’aucune majorité n’advenait. En cas d’hémicycle toujours aussi divisé en trois, le blocage s’installerait dans la durée et la crise politique deviendrait alors crise de régime. On n’en est pas là, puisque le Président a chargé son Premier ministre de mener d’ultimes négociations. Pour quel résultat ? Début de réponse mercredi 8 octobre dans la soirée.
